Dis tu l'entends? Quoi donc? Ce bruit sourd qui va grandissant!

Le tumulte gronde autour de moi…il monte, me submerge comme un torrent furieux, prêt à tout dévaster sur son passage. Au milieu du capharnaüm qui m'entoure, je ne distingue plus que des formes floues. Une masse grouillante se tient devant la scène sur laquelle moi et mon groupe sommes en train de nous produire. La sueur coule sur mon front et je sens la transpiration qui dégouline le long de mon dos. Dieu qu'il fait chaud ici, non seulement le temps est lourd, mais en plus tous ces spots et ces éclairages me brûle le visage. Je maintiens pourtant fermement mon instrument dans mes mains et continue à jouer le plus aisément du monde…mais alors que Lugh entame son solo de guitare et qu'Ela danse de plus belle, comme en transe, je réalise que je ne suis plus vraiment là. Je joue machinalement, sans aucune fausse note, sans mettre en péril l'harmonie du morceau, mais je suis ailleurs indubitablement.

Serait-ce la drogue ou l'alcool consommé avant même que le concert ne débute? J'en doute, je n'en ressens pas vraiment les effets et suit bien trop habitué à tout cela pour que cela m'empêche de me concentrer sur ce que je fais le mieux au monde…ce que je fais depuis que je suis tout petit, ma seule vrai passion dans la vie: la musique! Non ce n'est pas cela, il y a autre chose. Je n'arrive pas bien à définir ce que c'est, trop de bruit ici, trop de chaos dans la salle. La clameur de tout ces anonymes, reprenant en coeur chacune des notes que nous jouons, chacun des mots qui sortent de la bouche de la, est bien trop intense pour parvenir à réfléchir. Je ne parviens pas à me concentrer. Mais soudain, alors que mon corps tremble et qu'un frisson parcoure mon échine, je finis enfin par mettre le doigt sur ce qui est en train de se produire.

C'est cette situation qui me perturbe, tout ce qui se passe dans cette salle. Inconsciemment tout cela me semble par trop irréel. Je n'ai qu'une envie depuis que j'ai l'âge de tenir une basse, devenir célèbre…vivre de ma musique, que celle ci me permette de me réaliser pleinement, encore que cela ne reste qu'un mot parmi d'autre car nous ne sommes jamais pleinement satisfait de rien en fin de compte…il nous en faut toujours plus. Mais cette fois ça y est, sans en être conscient au départ, je viens de me rendre compte que nous sommes certainement enfin arrivé à l'apogée de notre musique…nous avons atteins l'osmose musicale, celle qui va nous permettre de durer et pour longtemps. Celle qui va nous permettre d'enfin être reconnu pour ce que nous faisons le mieux, et non pas pour toutes les frasques que moi et mes compagnons accumulons depuis toutes ces années.

Des images me reviennent soudain à l'esprit, des images de moi et des autres, je me revois faire la connaissance de chacun d'entre eux, et même si j'ai des griefs avec certains, je souris. Le résultat qui se trouve là devant moi ne peux que me faire sourire!

L'Angleterre…un pays étrange et inquiétant, enfin dans mes souvenirs de petit garçon. Quand vous débarquez de votre Italie natale pour vous retrouvez dans un tel endroit, la chose qui vous manque le plus, c'est le soleil. Je me souviens encore de mon arrivée dans ce pays si différent du mien. Je devais avoir à peine quatre ans si mes souvenirs sont exacts. Perdu, déboussolé, ne parlant pas un mot d'Anglais, j'avais accompagné mes parents qui venaient s'installer ici pour leurs affaires, et bien sûr, moi je ne comprenais rien à tout ça. Je ne faisais que subir et n'avait pas mon avis à donner. Mais le pire c'est que des évènements dramatiques firent de moi un orphelin seulement quelques mois après notre installation.

Un accident de voiture tout ce qu'il y a de plus banal apparemment, et je fus placé en foyer d'accueil n'ayant aucune famille sur place. Je ne sais pas si mes grands parents furent mis au courant d'ailleurs, mais personne ne vint jamais me réclamer. Le foyer n'ayant pas de structure d'accueil permettant l'enseignement, j'allais avec les autres enfants à l'école publique la plus proche. Bienfait qui nous sortait des murs grisâtre et déprimant de l'institution à caractère sociale et qui nous permettais de nous aérer un peu. Mais surtout, c'est dans cette école que je rencontrais celle qui allait devenir, et c'est encore vrai à ce jour, ma seule et unique amie. Plus proche d'une soeur que je ne le lui laisse voir. Fierté…orgueil…certainement, mais quand vous avez grandi en communauté et dans ce genre d'endroit, l'intimité est une chose que vous essayez de préserver à tout pris, aussi mince soit-elle.

Mais elle n'a pas besoin que je le lui dise pour savoir ce qui me lie à elle de toute façon. Nous avons grandi ensemble, pas dans la même famille, et pas toujours dans la même école non plus. Je n'ai pas fréquenté qu'un seul foyer au cours de ma carrière scolaire; fréquentant aussi des établissements disciplinaires de temps à autre; mais du jour ou nous sommes liés Ela et moi, nous avons toujours trouvé un moyen de nous rejoindre quand nous en avions besoin. Il ne m'était pas difficile de berner les gens ou de leur mentir, et si par malheur je n'arrivais pas à mes fins de cette façon, il me suffisait de faire le mur pour aller la retrouver. Je n'avais qu'elle ou presque, personne ne pouvait se vanter d'être assez fort pour m'empêcher de la voir.

Les années passant, nous n'avons elle et moi pas gagné en sagesse, à vrai dire, nous enchainions conneries sur conneries. Elle et moi avons eu des histoires familiales compliquées et nous crachions notre haine à qui voulait bien l'entendre…en fait nous nous fichions d'être entendu, le principal était de nous défouler, et nous le faisions avec application. Je trouvais pour ma part deux exutoires à ma douleur, la drogue, mais surtout la musique. Au foyer j'avais commencé à apprendre à jouer d'un instrument vers l'âge de 7 ans, et je tombais alors amoureux des mélodies enchanteresse qui s'échappaient chaque fois que je pinçais les cordes de ma toute première guitare…qui n'était pas à moi en fait.

J'étais tellement enthousiaste que j'initiais Ela à ma passion, et je découvris alors qu'elle avait une voix magnifique quand pour la première fois elle m'accompagna. Elle et moi nous sommes souvent sur la même longueur d'onde, nous disputant rarement, et sur le plan musical c'est la même chose. J'ai touché à un peu tous les instruments, mais je me suis finalement fixé sur la basse, même si je joue encore de la guitare et du piano de temps à autre. Nous sommes un peu ce qu'on peut appeler le ciment du groupe à la base, car quoiqu'en dise les autres, nous avons commencé à jouer elle et moi ensemble avant même de les avoir rencontré. Elle est la seule femme de ma vie, je n'aime qu'elle, mais il n'y a pourtant rien d'ambiguë à mon sens. On ne choisit pas sa famille, mais moi j'ai pourtant choisi la mienne: Ela J. Newburry.

De la haine à l'amour il n'y a qu'un pas...pas que je ne franchirai pas pour toi!

L'adolescence est une période difficile à vivre…pour chacun d'entre nous. Mais pour certains plus que d'autres… et une chose est sûre, c'est que celle d'Ela et la mienne fut plus que mouvementée. En grande partie à cause de nos caractères respectifs certes, nous ne tenions pas en place et accumulions les conneries et les petits larcins. Mais tout pris une autre tournure le jour où elle et moi avons découvert les vertus et les vices de la drogue sous toute ses formes. Mais nous avions cependant chacun un approche très différente de la consommation de stupéfiant; si moi je n'en prenais que pour m'amuser ou me détendre (ce qui est toujours le cas aujourd'hui), elle s'adonnait à cette dépendance pour tenter de repousser un peu plus les limites qui semblaient l'entraver. S'il est bien une chose que je regrette et que je regretterais surement toute ma vie, c'est de n'avoir jamais su la tempérer de ce point de vue là.

Mais il est difficile de tempérer quelqu'un quand de son côté elle fréquentait un autre type qui,lui, ne manquait pas de l'entrainer un peu plus au fond du trou à chaque fois qu'ils se voyaient. Lugh Kennington, un abruti prétentieux, un peu plus âgé que nous, l'avait interpellée une fois et depuis ce jour ils se voyaient fréquemment. Et pas que pour faire la causette apparemment. Je le détestais sans même le connaître. Je suis pas compliqué comme mec, pas du genre à chercher les histoires, la plupart du temps cool et calme, mais je suis comme tout un chacun, il y a parfois des choses ou des gens qui m'énervent au plus au point, et ce mec en fait partie. Lugh c'est un peu comme une bouse de vache…on ne la voit pas arriver, on marche dedans et une fois ça fait, on a un mal de chien à s'en débarrasser.

Je n'ai toujours pas trouvé de moyen efficace de me défaire de sa présence d'ailleurs; mais le veux-je vraiment au final? Je ne peux pas le blairer, il pousse Ela à faire n'importe quoi juste pour le plaisir de ne pas être seul à faire les conneries qu'il entreprend, il me la vole d'un certain côté car nous passons beaucoup moins de temps rien que tous les deux depuis qu'il est là…mais c'est un putain de guitariste et je ne suis pas assez idiot pour ignorer que c'est en partie grâce à lui que nous en sommes arrivé là. Je peux lui faire tous les reproches du monde, mais je ne peux pas remettre en cause son investissement dans le groupe et dans notre musique. Alors je le supporte…de mieux en mieux à vrai dire, mais ça ne règlera jamais tout entre nous.

Nous en sommes déjà plusieurs fois venu au main, sans gravité jusqu'à présent, mais qui sait de quoi demain sera fait. Bien sûr nous avons vieillis et mûrit, enfin dans la limite de nos capacités, mais tout peu toujours partir en vrille à tout instant entre lui et moi. Et pour couronner le tout nous vivons sous le même toi…heureusement les autres sont là aussi. Un éclair de lucidité me fait revenir à moi un court instant. La sueur me tombe dans les yeux et la fumée de ma cigarette m'embrouille la vue. Je la jette dans le public, peu concerné par la personne sur qui elle atterrira…encore un de mes mégots qui se retrouvera sur Ebay dès le lendemain…ses fans je vous jure. Je me tourne vers Sixte alors que le morceau suivant démarre. Il irradie le bougre et il y a de quoi!

Toi le frère que je n'ai jamais eu...plus jeune et pourtant plus sage que moi!

Batteur…un rôle au combien déterminant dans un groupe comme le nôtre, et pourtant un rôle tellement ingrat. Le batteur c'est un peu le métronome, le régulateur, celui sur qui tous se repose pour rester dans le rythme et ne pas se perdre dans la tempête de notes qui peut parfois se déchainer pendant un concert. Il faut une certaine rigueur et un certain détachement pour jouer à ce poste. Un batteur ne recherche ni gloire ni reconnaissance…il est là pour consolider le groupe, pour en être le ciment. Tous doivent s'en remettre à lui pour qu'il maintienne le fragile équilibre qui rend l'assemblage des diverses mélodies possible. Ce batteur c'est lui…Sixte…un métronome…l'épaule sur laquelle chacun d'entre nous se repose.

Ce mec est la personne la plus calme et posée que je connaisse, et c'est surement aussi celui avec lequel je m'entends le mieux après Ela. Il est mon opposé, je suis irréfléchi, fonceur, casse cou…il analyse toujours tout avant d'agir, tempère, pèse le pour et le contre. C'est un peu notre grand frère à tous alors qu'il est l'un des plus jeunes. Sans lui je crois qu'il y a longtemps que les Unknown Soldiers n'existeraient plus. Il a épongé bon nombre de mes altercations avec Lugh et c'est encore lui qui veille sur Ela à ma place quand je ne suis pas là ou que je me plonge dans la composition. Je ne suis là pour personne quand j'écris, je me plonge deux ou trois jours entiers dans ce que je fais, je fais l'ermite. C'est nécessaire sinon la concentration est perturbée par les incessantes disputes et par les stupéfiants.

Sixte, un petit mec d'origine Irlandaise qui assure grave. Pourtant la première fois que je l'ai vu, et que je lui ai parlé, je me suis dit "celui là ça doit être un chieur de première…j'vais jamais m'entendre avec lui". Un sacré batteur il l'était déjà, mais il me faisait l'effet d'un soporifique sur pattes. Trop calme, trop distant…moi et ma sempiternelle propension à mettre les pieds dans le plat en permanence, c'était certain que jamais le courant ne passerait. Et pourtant force est de constater que lui et moi c'est comme les deux doigts de la main.

Et puis s'il n'était pas là pour avoir les idées claires pour tout ce qui concerne la paperasse, les contrats, le management…le navire aurait pris l'eau depuis longtemps. Je ne suis pas assez attaché aux choses matérielles pour m'occuper de ce genre de chose. En dehors du domaine artistique, je ne vaut absolument rien. C'est une bénédiction d'avoir quelqu'un parmi nous qui sache s'occuper de nos affaires pour le plus grand bien de tous. Mais un groupe comme le notre qui explore tous les aspects de la musique de façon poussée, ne se limitant à aucun genre, n'entrant pas dans les clichés…inclassable en fin de compte, ne saurait se passer d'un clavier. Et justement celui qui joue avec nous ce soir est le petit dernier à nous avoir rejoint. Celui là, je ne sais pas encore très bien quoi en penser!

Si tu vois venir la fin...courrais tu pour la rejoindre? Ou la fuirais tu en courant? Réponds moi!

Andrea…un pur Italien comme moi! Normal car nous l'avons recruté sur place en arrivant à Venise. C'est en tout et pour tout le troisième clavier que nous incorporons dans le groupe. C'est un peu notre poste maudit. Nous avons un peu été pris de cour pour son recrutement, son prédécesseur nous ayant lâché juste avant d'embarquer pour l'Italie. C'est un excellent pianiste, la question n'est pas là, mais je me méfie de lui. Je n'aime pas son air, sa tête ne me revient pas et il quelque chose qui ressemble à de la fureur voir même à de la folie dans son regard. Je ne suis pas un saint, mais je ne suis pas un extrémiste. Je ne m'engage dans rien d'extérieur à ma petite vie, je laisse les autres prendre position, s'exprimer ouvertement et d'ailleurs je ne suis pas le plus sollicité de nous cinq par les journalistes en général, c'est plutôt le rôle d'Ela et de Lugh. Les gens qui s'engage pour telle ou telle cause, ou qui sont trop obtus pour écouter ceux qui ne pensent pas comme eux m'insupportent et je pressens que cet énergumène est de cette espèce.

Je me trompe peut-être, l'avenir me le dira de toute façon, mais je reste sur mes gardes. J'ai bien assez de l'autre guitariste à gérer pour qu'un autre trouble fête vienne perturber ce que nous avons mis temps de temps à construire. Une odeur immonde emplie mes narines tout à coup. Je bouge la tête de droite à gauche, cherchant à faire le point. La réalité me frappe durement alors que je profitais enfin de ce moment d'extase que j'ai poursuivi toute ma chienne de vie. J'atteignais enfin le nirvana sans avoir besoin de m'être shooté pour ça! Enfin j'avais pris un petit quelque chose avant de monter sur scène, mais rien d'exceptionnel, mais là ce que je voyais me cassait mon trip d'un seul coup.

L'odeur nauséabonde provenait d'une forme inerte qui se tenait quelques mètres devant moi. En un instant, tout m'agressa en même temps, les hurlements d'effroi dans la salle, la panique de Lugh et des techniciens qui se tenaient devant moi, le chaos qui régnait sur la scène. Ela était allongée, la bave aux lèvres, les yeux révulsés et du sang au sommet du crâne. Je balançais ma basse n'importe comment et me précipitait à terre pour la prendre dans mes bras, repoussant violemment notre guitariste qui tentait de faire de même…lui lançant un regard assassin. Tout ça c'est de ta faute! tu me le paieras.

Je la porte, cette légère écervelée qui me fait pleurer de rage et d'amertume. Je cours vers la sortie, cherchant désespérément de l'aide…un médecin, une ambulance…quelqu'un pour m'aider bordel de dieu! Elle meurt…non tu n'as pas le droit! Tu ne partiras pas sans moi!

Je me retrouve dans la rue, sous la pluie, alors qu'au loin retentit une sirène…chienne de vie qui veut une fois de plus m'enlever une personne aimée!